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Jean-Louis Poitevin

Choisir sa "dualité", choisir son "dualisme" / Choose your duality, choose your dualisme

Updated: Mar 27

Dualisme et dualité



Laure Molina's photgraphy created in 2004. It represents light and shiny reflection, between sun and water

Laure Molina - Série "Réflexions binaires" - "Réflexions extra terre" - photographies 2004


Dès que "le mot" est prononcé, comme dans certains des textes de Nathalie Sarraute, l'espoir d'une "compréhension partagée" s'évanouit tant les apriori de chacun vis-à-vis de ce mot sont irrésistiblement puissants et chargent l'atmosphère de nuages menaçants.

Pourtant il faut tenter. Quoi ? De passer au scalpel ce mot, cette notion, ce concept, cette "réalité", en vue d'en établir, autant que faire se peut, un portrait croisé et ouvert. Quel mot? celui de dualisme, et avec lui celui de dualité.

Mais à peine soulève-t-on le couvercle de sa mémoire que l'on s'aperçoit que les dés sont pipés. La tradition est lourde, trop lourde, ancienne, trop ancienne pour permettre d'aborder sereinement la question. Il faut donc se résoudre à déminer le terrain.

Le dualisme, car il n'y en a qu'un finalement, est instauré dans le champ élargi de la culture occidentale au moins de manière formellement identifiable dès les premiers pas de la philosophie grecque. Mais il y a des antécédents, dès les religions archaïques, de distinction marquée entre un créateur et un démiurge, le premier instaurant ce qui est considéré comme bien ou positif dans le monde, le second étant lui auteur de ce qui vient déranger l'ordre inventé et créé par le premier.

En d'autres termes, le dualisme porte tout en la divisant la pensée humaine peut-être depuis toujours. Il est vrai que la distinction entre ce qui peut être considéré comme bien ou bon et ce qui peut être considéré comme mal ou destructeur a dû concerner les hommes très tôt.

Ce n'est donc pas la distinction entre deux types de divinités ou de forces qui a conduit à considérer le dualisme comme une conception erronée voire négative du monde. Car rien n'interdit de penser, comme on va le voir, un "monde" comme traversé de forces contradictoires et de le faire sans que cela mette en péril son unité , sa cohérence donc et sa stabilité.

C'est bien plutôt le fait que les pensées grecque, juive et chrétienne, en particulier, ont, chacune d'une manière différente, conçu des "montres de perfection" qui se caractérisaient et se caractérisent toujours par une caractéristique singulière : le fait d'être UN.

 

Le Un contre le Deux


C'est à partir de l'instauration du fantasme réparateur - mais de quelle angoisse ? - de l'unité comme fondement de la pensée que le dualisme est devenu le nom de l'obstacle qui empêchait d'accéder à cette unité. Pourtant, c'est à une lecture inversée qu'il faudrait s’atteler. En effet, cette obsession pour l'unité a en quelque sorte "engendré" ces couples d'opposition comme le corps et l'esprit ou le corps et l'âme pour ne citer que le plus emblématique.

C'est bien la pétition de principe que le "un" est à la fois le fondement de la pensée, sous la forme de l'être en tant qu'être, et l'objectif vers lequel tout pensée doit tendre, sous la forme du bien ou du premier moteur immobile, puis du dieu omnipotent et parfait, qui implique que tout ce qui est deux doive être à la fois surmonté, dépassé, et aboli dans et par l'accès à l'unité désirée et rêvée.

La théologie comme la philosophie ne feront presque rien d'autre durant deux millénaires que d'inventer ou plus exactement de faire pulluler des "dualités" à la fois nouvelles et redondantes puisqu'elles ne feront, en prétendant proposer de nouvelles voie d'accès à l'unité que nous en éloigné toujours plus. Et cela commence dès les premiers temps qui suivent la venue du Christ.

Paul de Tarse instaurera une différence entre corps et esprit. Tertullien posera les bases de l’opposition raison et foi tout en inscrivant la raison au coeur de la nature. Beaucoup plus tard, Saint Augustin travaillera d’arrache pied à renvoyer les « hérésies dualiste » des premier temps du christianisme, arianisme, manichéisme, donatisme ou plus tardive, comme le protestantisme et à chaque fois il s’agit d’empêcher qu’une pensée deale ou duelle vienne contester l’existence du dieu unique.

 

Une dualité occultée quoique toujours présente et active


Il existe une "dualité" à laquelle la pensée devrait s'intéresser beaucoup plus qui est à la fois physiologique, l'existence en chacun de nous d'un cerveau composé de deux hémisphères, et gnoséologique, si l'on s'accorde à penser avec Julian Jaynes que ces deux hémisphères ont entretenu, à l'époque préhistorique pour le dire vite et en tout cas avant l'invention de l'écriture, des relations différentes de celles qui prévalent entre eux aujourd'hui.

L'opposition de la pensée théologico-philosophique aux figure duales d'opposition tient à ce que ces dernières sont toujours basées sur un fond privilégiant la contemplation comme accès à l'être ou au bien  face à l'action comme mode de relation directe au monde.

Julian Jaynes s'est posé la question de savoir qui commande l’action chez les hommes de la fin de la préhistoire. L’origine de l’action ne se trouve pas dans des projets conscients, des raisons ou des mobiles mais dans les actions ou les discours des dieux.

« Les dieux sont donc des VOIX, c’est-à-dire des organisations du système nerveux central, des personae avec une grande cohérence à travers le temps, des amalgames d’images parentales et admonitoires. Les dieux sont ce qu’on appelle maintenant des hallucinations. »

Et ces dieux fonctionnaient sur la base d'un va-et-vient constamment actif entre les deux hémisphères cérébraux. La pensée n'était ni obsédée par le "un", ni focalisée sur le "deux", mais se déployait grâce à ce va-et-vient constant, forme originaire, qui sait, d'une "dualité" efficiente et non consciente.

C'est aussi parce qu'elle était liée aux manifestations des dieux que cette "dualité" a été après-coup occultée, lorsque les dieux se sont effacés au profit de la nouvelle instance dirigeant de la pensée qu'on a appelé la conscience.

Si l'on reconnaît à l'hypothèse de Jaynes une certaine validité, alors on peut accéder à une compréhension différentes des enjeux liés aux formes diverses de dualismes et aux dualités ou aux couples d'opposition qui n'ont cessé, depuis l'effacement des dieux de l'époque bicamérale, de hanter l'esprit des hommes.

Mais cela implique d'accepter que nos deux hémisphères puissent continuer de fonctionner d'une manière plus ou moins équivalente en nous aujourd'hui et nous permettre d'accéder à des types de connaissances qui échappent au piège de l'opposition "duelle" entre le "un" et le "deux".

 

Sujet et objet à l'époque de la fin du monde


On peut s'en tenir à la thèse de Philippe Descola qui démontre en quoi et comment l'occident rationaliste a inventé et imposé à la planète entière une conception du monde faisant de tout ce qui existe un objet pour la pensée humaine, y compris l'homme lui-même, et de tout objet de la pensée quelque chose qui doit être à la fois conquis, dominé et réduit au "silence" des des données qui le définissent.

Et on peut reconnaître avec lui qu'il a existé et existe encore des contrées dans lesquelles survivent des peuples dont le fonctionnement mental n'implique pas de séparation entre homme et monde, mais au contraire suppose qu'il existe entre eux non tant une "unité" qu'une forme ou une autre de symbiose.

Mais cela n'indique guère de voie permettant d'introduire dans la pensée occidentale de nouveaux paramètres qui pourraient, qui sait, permettre de changer la donne dont on constate jour après jour combien elle est morbide et mortelle.

 

Positivité "technique" du dualisme


Il importe de déplacer le curseur et de considérer la question de la dualité en la positionnant hors du champ philosophique et théologique, autant que faire se peut. Ce que l'on peut extraire de la réflexion de Jaynes, c'est quelque chose que l'on retrouve mais appréhendé d'un point de vue inverse dans les neurosciences, le fait que le cerveau fonctionne globalement par des mises en relations d'éléments qui tous sont des successions d'éléments discontinus.

Lionel Naccache le montre très bien dans ses deux derniers livres en particulier. Mais notre expérience de la vie, elle, est portée globalement pas un sentiment général de continuité.

Notre perception associée à notre conscience s'associent pour nous offrir une vision du monde comme continuum. C'est à partir de cette dimension commune à tous les hommes que d'un côté donc on peut regarder ce que nous vivons comme accumulation d'éléments ou de moments discontinus et les moments extraordinaires que l'on peut vivre eux, comme des accentuations intenses du sentiment de continuité qui nous fait éprouver notre présence au monde comme une appartenance partagée avec le cosmos.

Ce sentiment océanique comme on le nomme parfois aboli 'infinité des moments duels qui relèvent de la discontinuité.

Jaynes, en montrant la coïncidence entre dilatation d'un moment discontinu et intensification hallucinatoire d'un sentiment d'appartenance au monde ou de connexion avec les dieux, comme c'est le cas pour les personnages de l'Iliade par exemple, nous ouvre la porte sur des champs de réflexions nouveaux. Sans les opposer mais en les reliant, il est possible de penser ensemble les approches dites scientifiques et les approches que l'on pourrait qualifier de "mystiques" par exemple.

 

Ratioïde et non ratioïde


IA illustration representing duality


Accepter un tel grand écart comme champ de réflexion acceptable rapprocherait de ce que l'écrivain autrichien Robert Musil cherchait déjà à faire. Il a cherché à contrer l'une des dualités les plus connues de tous et les plus apparemment insurmontables, celle qui nous pousse à vouloir séparer le rationnel de l'irrationnel.

Il a proposé il y a donc un siècle déjà de parler plutôt de ratioïde et e non ratioïde, étant entendu que le non ratioïde était potentiellement traductible dans des termes ratioïdes, c'est-à-dire compréhensible et communicables; Mais il faut pour cela accepter de modifier notre approche globale et en nous défaisant de cette dualité, de nous défaire de toutes les autres. Cela ne veut en aucun cas dire qu'il faut renier les sciences ou considérer les mystiques comme des malades, mais qu'il faut les considérer comme des expériences humaines toutes deux porteuses de connaissances potentielles.

 

Un dualisme assumé et positif


En ouvrant la porte à une reconnaissance des affects comme vecteur de connaissance Musil a pour

tant été peu suivi. Un tout petit nombre d'auteurs et de chercheurs se sont lancés sur cette piste pourtant non seulement prometteuse mais essentielle qui vise au renversement des types de pensée qui cherchent à s'imposer à travers la "haine" des dualités et la poursuite du fantasme de l'un et à l'établissement d'un réseau de pensées et de recherches qui acceptant de considérer que le devenir "objet" de tout, y compris de ce qui ne peut en être, comme les affects ou les sentiments, n'est porteur que de destruction.

C'est en effet cela qui constitue le fait humain, cette dualité constitutive d'affects et de pensée, de sensations et de capacité à les appréhender au moyen de concepts. Et c'est l'acceptation de ce "dualisme" originaire pourrait-on dire, même s'il est en fait déjà tardif dans l'histoire des hommes, qui seule peut empêcher que les positions ne se crispent encore plus et que le champ même de la vie ne devienne celui d'une "guerre civile", chacun étant contraint de choisir un camp et de considérer l'autre camp comme ennemi.

 

 

Jean-Louis Poitevin Mars 2024




Pour explorer les réflexions de sortie du dualisme www.lauremolina.com


Choose your duality, choose your dualism

 

Dualism and duality


As soon as "the word" is uttered, as in some of Nathalie Sarraute's texts, the hope of a "shared understanding" vanishes, so irresistibly powerful are everyone's apriori vis-a-vis this word, filling the atmosphere with threatening clouds.

Yet we must try. Attempt what? To examine this word, this notion, this concept, this "reality" with a scalpel, in order to establish, as far as possible, an open, cross-disciplinary portrait of it. Which word? dualism, and with it duality.

But no sooner do you lift the lid of your memory than you realize that the dice are loaded. The tradition is heavy, too heavy, ancient, too ancient to allow us to approach the question calmly. So we have to clear the field.

Dualism - for there is only one dualism after all - has been established in the wider field of Western culture, at least in a formally identifiable way, since the very beginnings of Greek philosophy. But there are antecedents, as far back as archaic religions, of a marked distinction between a creator and a demiurge, the former establishing what is considered good or positive in the world, the latter being the author of that which disturbs the order invented and created by the former. In other words, dualism has carried and divided human thought perhaps since time immemorial. It's true that the distinction between what can be considered good or right and what can be considered evil or destructive must have concerned mankind very early on.

So it's not the distinction between two types of deities or forces that has led to dualism being seen as an erroneous or even negative conception of the world. As we shall see, there's nothing to prevent us from thinking of a "world" as traversed by contradictory forces, and from doing so without jeopardizing its unity, coherence and stability. Rather, it's the fact that Greek, Jewish and Christian thought, in particular, each in a different way, conceived of "watches of perfection" that were and still are characterized by a singular feature: the fact of being ONE.

 

The One versus the Two


The establishment of the restorative fantasy - but of what anguish? - of unity as the foundation of thought, dualism became the name of the obstacle preventing access to this unity. And yet, it's the other way round that we should be reading it. Indeed, this obsession with unity has in a way "engendered" such oppositional pairs as body and mind, or body and soul, to name but the most emblematic. It is indeed the principle that "one" is both the foundation of thought, in the form of being as being, and the goal towards which all thought must tend, in the form of the good or the first immobile motor, then the omnipotent and perfect god, which implies that everything that is two must be at once overcome, surpassed and abolished in and by the access to the desired and dreamed unity.

For two millennia, theology and philosophy have done little more than invent - or, more accurately, proliferate - "dualities" that are both new and redundant, since all they do, in claiming to offer new paths to unity, is to take us further and further away from it. And this begins in the early days after the coming of Christ.

Paul of Tarsus established the difference between body and spirit. Tertullian laid the foundations of the opposition between reason and faith, while inscribing reason at the heart of nature. Much later, Saint Augustine worked hard to dismiss the "dualist heresies" of early Christianity, such as Arianism, Manichaeism, Donatism and later Protestantism. In each case, his aim was to prevent dual or dual thinking from challenging the existence of the one God.

A duality obscured yet ever present and active

There is a "duality" to which thought should pay much more attention, and which is both physiological - the existence in each of us of a brain made up of two hemispheres - and gnoseological, if we agree with Julian Jaynes that these two hemispheres maintained, in prehistoric times to put it briefly, and in any case before the invention of writing, different relationships to those prevailing between them today.

The opposition of theological-philosophical thought to dual oppositional figures stems from the fact that the latter are always based on a background that privileges contemplation as access to being or the good, as opposed to action as a mode of direct relationship with the world.

Julian Jaynes posed the question of who commands action in late prehistoric man. The origin of action is not to be found in conscious projects, reasons or motives, but in the actions or speeches of the gods..

"The gods are therefore VOICES, that is, organizations of the central nervous system, personae with great coherence through time, amalgams of parental and admonitory images. The gods are what we now call hallucinations."

And these gods functioned on the basis of a constantly active back-and-forth between the two cerebral hemispheres. Thought was neither obsessed by the "one", nor focused on the "two", but unfolded thanks to this constant back-and-forth, the original form, who knows, of an efficient, non-conscious "duality".

It was also because it was linked to the manifestations of the gods that this "duality" was subsequently obscured, when the gods were replaced by the new thought-directing instance known as consciousness.

If we accept Jaynes' hypothesis as having a certain validity, then we can gain a different understanding of the issues at stake in the various forms of dualism and the dualities or pairs of oppositions that have haunted the minds of men ever since the gods of the bicameral era faded away.

But this implies accepting that our two hemispheres can continue to function in a more or less equivalent way in us today, allowing us to access types of knowledge that escape the trap of the "dual" opposition between the "one" and the "two".

 

Subject and object in the age of the end of the world


We can stick to Philippe Descola's thesis, which demonstrates how the rationalist West invented and imposed on the entire planet a conception of the world that makes everything that exists an object for human thought, including man himself, and every object of thought something that must be simultaneously conquered, dominated and "silenced" by the data that define it.

And we can agree with him that there have been, and still are, lands in which peoples survive whose mental functioning does not imply any separation between man and the world, but on the contrary assumes that there is not so much a "unity" between them as some form of symbiosis.

But this hardly points the way to introducing new parameters into Western thought that could, who knows, change the situation we see day after day as morbid and deadly.

 

The "technical" positivity of dualism


It's important to shift the cursor and consider the question of duality from a philosophical and theological perspective, as far as possible. What we can extract from Jaynes' reflections is something we find in the neurosciences, but apprehended from the opposite point of view: the fact that the brain functions globally through the interrelation of elements, all of which are successions of discontinuous elements.

Lionel Naccache shows this very well in his last two books in particular. But our experience of life is carried globally by a general sense of continuity.

Our perception and our consciousness combine to offer us a vision of the world as a continuum. It is from this dimension common to all human beings that, on the one hand, we can see what we experience as an accumulation of discontinuous elements or moments, and on the other, the extraordinary moments we experience as intense accentuations of the feeling of continuity that makes us experience our presence in the world as a shared belonging with the cosmos.

So, a century ago, he proposed to speak of ratio and non-ratio, on the understanding that the non-ratio was potentially translatable into ratio terms, i.e. understandable and communicable. But to do this, we must accept to modify our global approach and, by letting go of this duality, let go of all the others. This in no way means denying the sciences or regarding mystics as sick, but rather considering them as human experiences that both carry potential knowledge.


A positive dualism


In opening the door to the recognition of affects as a vector of knowledge, Musil's work has been little followed. A very small number of authors and researchers have embarked on this path, which is not only promising but essential, and which aims to overturn the types of thought that seek to impose themselves through the "hatred" of dualities and the pursuit of the fantasy of the one, and to establish a network of thought and research that accepts that becoming the "object" of everything, including that which cannot be, such as affects or feelings, only brings destruction.

Indeed, this is what constitutes the human fact, this constitutive duality of affects and thought, of sensations and the ability to apprehend them by means of concepts. And it is only the acceptance of this original "dualism" - even if it is in fact already late in human history - that can prevent positions from becoming even more entrenched, and the very field of life from becoming that of a "civil war", with everyone forced to choose a side and consider the other side as the enemy.

 

 

Jean-Louis Poitevin Mars 2024

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